Et si la mort m'aidait à vivre
(entrevue accordée à Marie-Josée Tardif, journaliste pour la revue Vivre, novembre-décembre 2001)

Même si la mort nous apparaît comme quelque chose d'impénétrable, nous avons tous à y faire face un jour ou l'autre.

La vie n'est-elle pas tissée de joies et de plaisirs, mais aussi de petites et de grandes pertes? Nous passons tous par la peine d'amour classique, la perte d'un emploi, le départ des enfants prêts à voler de leurs propres ailes, la mort d'un animal de compagnie auquel nous tenions beaucoup, ou plus encore la perte d'un être cher. Parfois, on s'en sort sans trop d'ecchymoses; parfois, c'est la grande déchirure, un trou béant à la place du coeur et personne, semble-t-il, pour nous tenir la main.

Le deuil : un sujet tabou

C'est que le deuil, dans notre monde actuel, demeure un sujet tabou. Peu de gens se sont encore consacrés à cette question, car elle évoque la souffrance, un état qu'on préfère franchement ignorer autant que faire se peut. « Pourtant, nous dit Suzanne Bernard, c'est justement en acceptant de regarder la souffrance en face et de la ressentir qu'on la démystifie et qu'on peut en guérir. » Suzanne Bernard est thérapeute du deuil. Il s'agit donc d'un de ces êtres courageux ayant accepté de nous accompagner aux confins de la douleur pour pouvoir mieux nous permettre d'en sortir. Madame Bernard est catégorique : « On peut guérir complètement de nos deuils, même ceux pour lesquels on se dit : « Jamais je ne pourrai m'en sortir, c'est trop difficile ». Tout ce qu'il faut, c'est oser y entrer, oser ressentir cette « inacceptable » douleur pour ensuite en guérir ».

Notre invitée sait de quoi elle parle. En plus d'accompagner les personnes endeuillées en consultation privée, elle a complété un doctorat en sociologie sur le thème de la mort et suivi la formation de thérapie du deuil du pionnier québécois en la matière, Jean Monbourquette.

Mais un événement marquant la destinait également à cette cause : « Il y a 21 ans, mon enfant de six mois est mort à mes côtés lors d'une violente collision en automobile. La passagère de l'autre véhicule a aussi péri dans l'accident, tandis que mon mari et moi avons subi de très graves blessures. Vu notre état, nous n'avons pas pu assister aux funérailles de notre fils. Ce n'est qu'un an plus tard que nous avons tenu un rituel, en allant enterrer ses cendres nous-mêmes au cimetière Côte-des-Neiges, à Montréal. Je ne possédais pas tout le bagage dont je dispose aujourd'hui sur la question, mais ce que nous avons fait d'instinct à cette époque a tenu lieu de catharsis. Aujourd'hui, je ne cesse de répéter jusqu'à quel point il est important de passer à travers son deuil. Le rituel constitue une étape incontournable dans ce processus ».

Plusieurs obstacles viennent trop souvent freiner notre guérison lorsque nous sommes confrontés à la perte de quelque chose ou de quelqu'un qui nous tenait à coeur. « La douleur est taboue, renchérit Madame Bernard, tous les messages actuellement véhiculés dans notre monde nous répètent constamment : « Sois beau, jeune, en santé et surtout de bonne humeur ». Les personnes qui vivent une perte vont à l'encontre de cet idéal, la souffrance les rend inintéressants, marginaux. Elles sont donc obligées de dissimuler leur peine pour être dans la norme, pour être acceptées. »

Perdre sans se perdre

«  Nous ne disposons malheureusement pas d'éducation en cette matière. La société actuelle nous apprend à gagner, mais pas à perdre. Pourtant, tout au long de notre vie, on va créer des liens et inévitablement, il faudra se détacher. Ici, je ne parle pas seulement des êtres avec qui on peut se lier d'affection. Pour moi, la perte signifie le sevrage d'une relation d'attachement : attachement au corps, à un être cher, à un emploi, à un animal, etc. Plus on s'est investi dans une personne, un objet, une situation, et plus notre deuil sera important et il faudra bien s'occuper de la douleur qu'il fait naître en nous. »

Voilà qui explique comment la perte d'un emploi pourra signifier la fin du monde pour l'un, alors qu'un autre pourra prendre la même épreuve avec un grain de sel. « Les deuils comptent parmi les expériences les plus secrètes et intimes que nous ayons à vivre, ajoutera-t-elle; il ne faut surtout pas les comparer ou juger comment l'autre vit son deuil. »

Écouter plus que parler

Et que faire pour aider un ami qui traverse une telle tempête ? Notre spécialiste affirme qu'il faut absolument offrir notre soutien : « Au début, la personne a davantage besoin de notre présence et de notre écoute. L'attitude est plus importante que les paroles. De toute manière, à peu près tout ce que l'on va dire est impossible à entendre pour la personne qui souffre. Et surtout, à ne pas faire : changer de sujet quand la personne parle de ce qu'elle vit. Quand on voit quelqu'un pleurer, on va souvent avoir tendance à détourner la conversation pour lui changer les idées, mais ce n'est pas lui rendre service. Il faut savoir que les personnes en deuil ont besoin de redire les mêmes choses très longtemps. Elles vont raconter la même histoire inlassablement, en revoyant les petits détails ou en décrivant le vide qui les habite. Vivre un deuil, c'est vraiment se répéter. Je vois cela comme un mouvement en spirale. Quand on repasse sur le même point, l'émotion change graduellement d'intensité. Au début, on a la gorge complètement nouée, puis, quelques mois plus tard, les mêmes souvenirs vont faire moins mal. C'est un peu comme décaper un vieux meuble. Il y a plusieurs couches qu'il faut enlever une à une en repassant plusieurs fois au même endroit. »

Selon l'avis de Suzanne Bernard, la mort qui nous fait si peur cache de belles et grandes leçons de vie. « Un client me disait hier : « Je suis toujours en train d'attendre; attendre d'aller en vacances, de changer d'automobile, de prendre ma retraite, de déménager. » Pourtant, je suis convaincue que plus nous acceptons d'apprivoiser la mort, plus quelque chose se produit en nous qui nous fait apprécier « l'ici, maintenant », sans attendre un futur hypothétique. »

« Rien n'est immortel et en prenant conscience de notre impermanence, la vie nous apparaît soudain comme quelque chose d'extrêmement précieux. C'est de cette façon qu'on arrive à donner un sens à notre existence. Bien des gens ne me croient pas lorsque j'affirme avoir surmonté la perte de mon enfant. Je ne dis pas que je l'ai oublié, il est toujours présent dans mon coeur. Les êtres aimés décédés sont impossibles à oublier. Mais on peut retrouver la sérénité et la paix, voire grandir à la suite d'une perte importante. C'est là toute la différence entre devenir victime des circonstances ou créateur de sa vie. »

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